Un fakir de la campagne
Henri est né avant le krach boursier, à la jonction de deux générations l’ayant bien défini : celle glorieuse et celle silencieuse. Il a été un surhomme du Bas-du-fleuve (St-Éleuthère – Pohénégamook), comme le Québec en a vu naître durant ces années. Son premier job avec ses nombreux frères et sœurs : manœuvre sur la terre familiale (« La charrue faisait pousser les roches ! »). Sa forte constitution lui a vite permis de devenir draveur et bûcheron dans un camp, au Saguenay—Lac-St-Jean. En plein hiver, souvent sans chemise, son quotidien d’antan était alors rythmé par les allers-retours de la lame du godendard (« Va-t’en ma santé, viens-t’en mon argent ! »). Il a aussi aidé son père qui était cook dans ce camps, en était showboy (deuxième cuisinier).
Henri était un peu trop jeune pour participer à la Seconde Guerre mondiale, il a donc échappé à la conscription qui soumettait les hommes de 20 à 45 ans au service militaire obligatoire, selon la Loi du Canada de l’époque. Il m’a confié qu’il aurait sans doute pu s’enrôler malgré tout, comme l’ont fait de milliers de jeunes n’ayant pas encore 20 ans. C’est surtout un accident à la main droite qu’il a eu à l’âge de sept ans, et le laissant handicapé à vie, qui lui a évité cette trajectoire. Sa main était resté prise dans les engrenages d’un broyeur à foin, lui arrachant une bonne partie du pouce et lui broyant l’index au passage. Si j’en crois mon père, c’était un heureux accident qui lui a évité de devoir apprendre à manier pistolets et mitrailleuses…
L’idée de devenir fakir lui est venue vers 16-17 ans, lors de la rencontre avec un homme qui avait pour seul numéro d’insérer un clou dans chacune de ses narines. (« Pfff ! Juste ça ? J’ai fini par faire bien mieux avec trois ou quatre longs clous dans chaque narine, moi ! »). C’est ainsi qu’est né le personnage d’Henri le fakir.
L’apogée de cette carrière spéciale fut durant les années 50, jusqu’au mariage avec ma mère Camilla en 1959. Avec un petit orchestre, il avait développé un spectacle complet qu’il présentait lors de soirées dansantes en Ontario (voir le carrousel de photos ci-dessus). C’est également durant ces mêmes années qu’il a été fakir pour Barnum and Bailey, alors que le fameux cirque faisait une tournée dans la province. Il a pu aussi présenter ses numéros abord du SS Ryndam, un paquebot transatlantique sur lequel mon père s’était embarqué avec sa sœur Marguerite afin d’aller voir les vieux pays.
Après son mariage, les petits numéros improvisés pour le plaisir de ses collègues de travail et de la parenté resteront l’essentiel de ses représentations. Camilla, ma chère mère que j’ai malheureusement peu connue, craignait toujours qu’un numéro vire mal… Avec raison ! Tout au long de sa vie, Henri — un véritable aventurier qui a beaucoup voyagé — enchaînera de « vrais » emplois en parallèle : mineur, restaurateur (opérant du même coup un bar after-hours pour le plus grand plaisir de ses clients !), chauffeur de taxi, livreur pour Eaton, manoeuvre sur le chantier d’Expo 67 (pour le dôme géodésique du pavillon des É.-U., devenu depuis la Biosphère), manœuvre pour un fabricant de meubles, assistant du sculpteur Jean-Jacques Besner. Et enfin, de ma naissance jusqu’à sa retraite, col bleu pour la Ville de St-Hubert (« Il fallait bien que j’ai un bon emploi stable pour vous faire vivre, toi et ta mère ! »). Aussi, je l’ai souvent vu prendre des contrats pour émonder des arbres ou faire des travaux très physiques. Pour arrondir les fins de mois et parce qu’il était serviable et un voisin en or !
Jusqu’au jour où je lui demanderai de ressortir son nom de scène, de dépoussiérer tous ses instruments et d’affuter les clous de son lit spécial pour tourner un documentaire sur lui, en 1996. J’ai eu droit à un immense sourire et à un « OUI ! » sans hésiter, alors qu’il venait pourtant de franchir la mi-soixantaine.
Un esprit plus fort que la matière
« Mind Over Matter ! » répétait mon père à la caméra lorsque je voulais qu’il m’explique comment il arrivait à supporter une telle douleur et à ne pratiquement pas saigner. Il avait raison, mais je cherchais une façon un peu plus scientifique de démystifier ses exploits ! En fait, il s’agissait d’autohypnose. Une puissante imagerie mentale qu’il verbalisait de façon répétitive devant les spectateurs, pour se convaincre que tout allait très bien. Le chirurgien-dentiste Dr Clément Leclerc opérant parfois avec ces mêmes techniques me le confirmera, d’ailleurs. Et il est interviewé dans le film.
Si le « comment » intrigue mais s’explique, le « pourquoi », lui, n’a jamais cessé de me tarauder. Pour faire plus et mieux que les autres hommes, être vu et remarqué ? Oui. Pour satisfaire sa curiosité et repousser ses limites ? Oui, tellement !
Pourtant, je la maudissais cette curiosité, tout comme ma mère. Un vrai puit sans fond. Et je les ai détestés, ces messieurs que papa faisait monter sur lui alors qu’il exécutait son numéro du lit de clous. Car ce n’était pas assez de se coucher sur un long tapis de clous finement aiguisés, il faisait monter au moins deux hommes sur lui (« Les plus gros de la salle, ça rend le numéro plus impressionnant ! »), pour un total de 500 à 600 livres. Rien de moins. Je pouvais entendre la respiration de mon père se couper lorsque les mastodontes montaient sur sa poitrine. Tout comme je l’entendais murmurer « Assez, débarquez ! », au bout de son souffle et de son endurance. Si vous prêtez attention durant le film, vous entendrez d’ailleurs Henri le dire.
Vers la lumière
Et puis, comment plaire à son père lorsque celui-ci est fakir ?! Je ne m’en souviens pas, mais toute jeune, j’aurais tenté d’insérer de petits clous dans mon nez. Heureusement, mes parents m’en ont vite dissuadée. En revanche, je me souviens bien de l’une des premières fois où je l’ai aidé à faire ses numéros. Nous étions dans un sous-sol enfumé chez de la parenté en Ontario. J’ai tenu un bout de bois pour qu’il puisse se clouer la langue dessus. C’est bien plus tard que j’ai pu comprendre la leçon de vie que j’avais alors internalisée à l’âge de 6 ou 7 ans. Face à ce déluge d’émotions, je m’étais créé un périmètre de sécurité : demeurer stoïque, quoi qu’il advienne. Le décès de ma mère, deux ans plus tard, finira de cristalliser ce réflexe.
Avec les deux générations qui nous séparait mon père et moi, et avec un tel parcours, j’ai eu le droit à d’autres sortes de montagnes russes que celles du Parc Belmont en grandissant ! Je guettais toujours ce potentiel numéro de trop ou mal exécuté qui pouvait gravement le blesser. Et en même temps, quel privilège ai-je eu d’avoir une relation si unique avec lui ! Mon père m’a transmis les gênes de la résilience et du « jamais assez ». Et, même si j’ai souvent dû faire un pas de côté pour le laisser briller, il m’a aussi légué ce goût de la lumière.
Est-ce qu’Henri a eu la carrière souhaitée ? Il était conscient de la finitude d’un tel mode de vie (« Qui veut payer pour voir ces affaires-là ?! »), mais il a toujours tiré énormément de satisfaction à voir les regards ébahis de ses spectateurs. Qu’il y en ait un seul ou une salle pleine. C’était sa vraie paie.
Comme bien d’autres enfants, j’ai forcément cru que mon père était un héros. Cependant, le mien était vraiment invincible, j’en avais toutes les preuves ! Jusqu’à ce qu’un cancer l’emporte trop tôt, à l’âge de 74 ans. Ce n’est que quelques jours avant de mourir qu’il s’est résigné à accepter les anti-douleurs que l’oncologue lui avait prescrits, alors que les tumeurs l’étouffaient de partout et que plus aucun son ne sortait de sa bouche. Il est mort à la maison, la veille de son transport vers un centre de soins palliatifs. J’ose croire qu’il l’a décidé ainsi. L’ultime volonté d’un homme qui a toujours eu le contrôle sur son corps, son esprit, sa vie.